LA LIAISON ENTRE LA COMPÉTENCE ET LE FOND
Par Etienne Chabernaud
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La mise en place d’une dualité juridictionnelle en France par la loi des 16-24 aout et le décret du 16 fructidor an III a posé, par son objet même, des problèmes de délimitation et d’empiètement. L’arrêté du 2 germinal an V semblait avoir évité tout risque de confusion en posant un critère organique limpide, mais les discussions portant sur la répartition des compétences ne cessèrent pas.
Au fil des interventions du Conseil d’Etat et du Tribunal des conflits, on voit surgir des débats doctrinaux animés faisant intervenir les juristes les plus éminents. Ils se cristallisent sur le point de savoir si c’est bien le droit applicable qui doit emporter la compétence de tel ordre de juridiction ; en d’autres termes, on cherche à déterminer si la compétence suit le fond. Parallèlement des auteurs tentent de déterminer la substance même de ce fond : c’est la recherche du critère du droit administratif.
Les opinions des auteurs les plus emblématiques sont diverses quant à la question de l’imbrication déductive entre compétence et fond. Chapus, selon lequel les arrêts Blanco et Moritz portent une logique illégitime, réfute la proposition. Eisenmann se félicite quant à lui de cette construction jurisprudentielle, et appuie la thèse qui est presque devenue un adage, un outil pédagogique.
Par ailleurs, l’analyse de ces arrêts et de la jurisprudence du Conseil d’Etat conduisent à l’émergence d’une querelle doctrinale, qui opposera lesdites école du service public et école de la puissance publique. Polarisée autour de lectures opposées des arrêts Blanco et Moritz, elle oppose notamment Duguit et Teissier d’un côté, et Chapus et Hauriou de l’autre. Ces derniers s’appuient sur Laferrière et Aucoc pour affirmer que la construction prétorienne est illégitime, confortant ainsi le rôle de la puissance publique comme critère de la compétence du juge administratif. D’autres auteurs comme Rivero se refusent à penser le droit administratif comme réductible à un seul et unique concept. La décision Conseil de la concurrence rendue en 1987 par le Conseil constitutionnel a semblé donner raison aux partisans de Chapus, sans que l’on puisse être sûr que le Conseil souhaitait expressément trancher ce débat en utilisant la formulation suivante : « relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l’annulation et la réformation des décisions prises, dans l’exercice des prérogatives de puissance publique ».
L’énoncé selon lequel la compétence suivrait le fond est récusé de toutes parts. L’étude de la jurisprudence, récente ou non, le montre bien : l’utilisation du droit administratif par le juge judiciaire et le maniement du droit privé par le magistrat administratif se fait de moins en moins rare. Déjà en 1956, par son arrêt Docteur Giry, la Cour de cassation avait expressément préconisé au juge judiciaire de se référer « aux règles du droit public ». Les notions de voie de fait et d’emprise irrégulière dégagées par le Tribunal des conflits sont d’autres exemples de ce mouvement réalisé au profit du juge judiciaire. Dans l’autre sens, l’utilisation désormais anodine des dispositions du Code civil par le magistrat administratif, et l’admission de l’application du droit de la concurrence par le Conseil d’Etat dans son arrêt Million et Marais du 3 novembre 1997, illustrent une réalité qui égratigne encore la véracité de la formule selon laquelle compétence et fond seraient automatiquement liés.
Il faut signaler que le législateur est également susceptible de procéder à des transferts de compétence. Encadrés par la décision de 1987, qui exige que « l’intérêt d’une bonne administration de la justice » justifie la mesure, ces transferts sont désormais pleinement intégrés. Le législateur y procédait déjà peu après les lois de séparation. Ainsi en 1810, la loi du 8 mars confiait au juge judiciaire la fixation de l’indemnité d’expropriation, et écartait le juge administratif du transfert de propriété lui même, qui revient au Tribunal de grande instance en cas d’absence d’accord amiable avec la personne expropriée. Ce type de disposition n’est pas unique, et semble avoir été motivée par une méfiance envers le juge administratif, que l’on pouvait estimer trop proche de l’administration et donc inapte à protéger objectivement les droits et libertés des justiciables.
Au total, comme l’explique Jean-François Lachaume, la formule, devenue « à bien des égards partiellement fausse et dangereuse », semble devoir être congédiée, malgré son indéniable intérêt pédagogique. L’approximation congénitale dont elle souffrait dès l’origine paraît, concurremment aux évolutions du droit positif et de la doctrine, avoir eu raison d’elle.
Etienne Chabernaud