LA SIGNIFICATION DE L’ARRÊT BLANCO : CONSTRUCTION ET DÉCONSTRUCTION D’UN MYTHE FONDATEUR
Par Charlotte Pouyet et Marie-Charlotte Rivière
Le célèbre arrêt Blanco de 1873[1] est présenté, presque systématiquement, comme la décision matricielle du droit administratif et comme l’acte de naissance de la compétence moderne de la juridiction administrative[2]. La plupart des auteurs en font le point de départ de leur enseignement du droit administratif général, le présentant comme une véritable « révolution jurisprudentielle »[3] dont se dégagent des principes fondamentaux tels que l’autonomie du droit administratif, la reconnaissance du critère du service public comme critère de répartition des compétences entre juge judiciaire et juge administratif, et le principe de la liaison de la compétence et du fond. Cette signification traditionnellement associée à l’arrêt Blanco est pourtant loin d’être aussi évidente et procède en vérité d’une construction de la portée de l’arrêt, d’une mystification de l’arrêt Blanco au-delà de sa signification première.
« Il n’y a pas eu de révolution de l’arrêt Blanco »[4]
La signification de l’arrêt Blanco est donc celle d’un mythe fondateur construit alors que l’arrêt était passé inaperçu en 1873. Situé dans le prolongement de décisions antérieures dont il reprend, sinon les formules[5] au moins certaines solutions de principe[6], l’arrêt Blancon’est pas regardé comme un schisme dans la jurisprudence de l’époque. La doctrine avait par ailleurs déjà identifié la question de l’exorbitance comme un enjeu pour le droit administratif. Or le critère de cette exorbitance est alors rattaché à l’action de l’administration en tant que gouvernement[7], en tant qu’autorité[8], en tant finalement que puissance publique. La notion de service public qui apparaît dans Blanco n’est pas lue comme concurrente de ce critère d’exorbitance, mais inspire plutôt une relative indifférence auprès des grands auteurs. En effet, elle n’est pas appréhendée comme déterminante sur le plan juridique et encore moins comme un critère commandant l’application d’un régime juridique spécial : il s’agit seulement, pour Hauriou, d’une « organisation créée et soutenue par l’Etat ou une collectivité publique en vue de la satisfaction politique »[9]. De même, lorsque dans la première édition de son Traité, pourtant plus de dix ans après l’arrêt Blanco, Edouard Laferrière ne donne à ce dernier qu’une place marginale dans le chapitre sur la responsabilité, sans le mentionner dans le chapitre sur la répartition des compétences et sans s’attarder sur la notion de « service public ». Il semble clair que l’arrêt Blanco est alors regardé comme un non-évènement, bien loin de sa signification actuelle.
La relecture de Blanco comme acte de baptême et canevas du droit administratif
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La construction du mythe de l’arrêt Blanco comme l’arrêt fondateur répond à une quête de reformulation du droit administratif : ce dernier, qui n’était auparavant qu’un domaine pratique sans véritable envergure théorique est « à la recherche d’une consécration institutionnelle et surtout scientifique »[10]. La recherche de critère est menée afin de donner une légitimité au droit administratif en tant que champ autonome, et exprime également le souci de l’institutionnalisation de ce droit, en confortant la compétence du Conseil d’Etat en tant que juridiction à part entière. Le droit administratif, alors qu’il se construit comme « un système solaire organisé et uni autour du Conseil d’Etat »[11] a besoin d’un « Big Bang » pour expliquer son émergence et son maintien.
La consécration de cet arrêt est également marquée par une forte empreinte politique en lien avec la recherche de nouveaux cadres conceptuels. Dans un contexte de mise en place d’une troisième République encore fragile, une nouvelle théorie de l’Etat apparaît, notamment chez Léon Duguit : alors que la conception ancienne (bonapartiste) présentait l’Etat comme une puissance autoritaire, dominant les individus, Duguit plaide pour la mise en place d’un Etat social, moralisé et altruiste. La notion de « service public » lui sert à traduire en droit cette nouvelle approche politique : il en fait le cœur de l’action administration, au sens où la puissance de l’Etat doit être amoindrie, notamment parce qu’il faut le contraindre à une finalité de générosité. Les réflexions portant sur le droit administratif sont ainsi le corollaire de ce changement de cadre conceptuel, le droit administratif n’était au départ qu’un outil permettant d’appréhender juridiquement les conséquences de la puissance étatique ; il doit désormais permettre, avec la notion de « service public » de marquer la nouvelle finalité sociale de l’Etat. Avec cette analyse, la notion a donc désormais une charge sémantique propre.
Un tel contexte se prête ainsi à une relecture de Blanco. Celle-ci se fait sous l’impulsion de commissaires au gouvernement dont les conclusions font ressurgir l’arrêt des profondeurs de l’oubli dans lequel le XIXème siècle l’avait laissé : se référant directement à l’arrêt, Romieu invite à étendre le « critère » du service public aux contrats, Teissier exprime l’idée que Blanco a consacré ce critère de répartition comme unitaire au sens où la question de la gestion privée ou publique ne se pose pas, Pichat en fait un critère exclusif puisqu’il plaide pour l’abandon de la référence à la notion de « puissance publique »[12]. L’arrêt est ainsi redécouvert avec une nouvelle portée. Gaston Jèze s’appuiera sur cette relecture pour faire la synthèse de la nouvelle théorie duguiste de l’Etat et de cette signification de l’arrêt Blanco : l’arrêt devient mythe fondateur, consacrant une définition du droit administratif à partir d’un critère unique et liant intimement la filiation du droit administratif moderne à l’avènement de la République.
Pourtant, le mythe se trouve ébranlé très vite face aux évolutions du droit positif. La « crise » de la lecture absolutiste de Blanco tient essentiellement à l’introduction de la notion de gestion privée, laquelle estompe la relation claire établie par Jèze entre « service public » et « droit administratif ». Le droit administratif - et la compétence du juge administratif - est ainsi écarté pour des services publics exécutés dans les conditions d’une gestion privée[13] de même que, par symétrie, le droit administratif trouve à s’appliquer même en l’absence de service public[14]. Les auteurs qui avaient vu dans l’arrêt Blanco la « charte fondamentale » du droit administratif, qui « en reproduis[aient] les formules de façon quasi-rituelle »[15] sont alors plongés dans un pessimisme existentialiste quant au sort du droit administratif, à la mesure de la dimension mystique qu’ils avaient insufflée dans cet arrêt.
La portée excessive de Blanco mise en lumière par l’analyse de R. Chapus
L’analyse offerte par René Chapus aura ainsi ce mérite de pacifier cette « crise », de la dédramatiser pour recentrer la réflexion doctrinale sur la construction du droit positif tel qu’il est, et non tel qu’il a été érigé en mythe. Le droit administratif de Chapus n’a ainsi ni « âge d’or » ni états d’âme. Il ne se lamente pas. Il n’est pas nostalgique ni pessimiste. »[16]. La relecture de l’arrêt par Chapus repose sur une méthode rationnelle, s’appuyant largement sur une analyse textuelle de l’arrêt et des conclusions de David. Il s’appuie également sur la jurisprudence contemporaine à l’arrêt Blanco du Tribunal des conflits, afin de montrer que ces différents arrêts étaient cohérents entre eux et avec la jurisprudence antérieure[17].
Il montre ainsi que la portée de l’arrêt ne reposait sur le critère du service public qu’en tant qu’il était compris comme un synonyme de la notion de puissance publique. En vérité, la compétence administrative découlerait de l’existence d’un acte administrative, lui-même résultant d’un élément de puissance publique de l’Etat, dans le cadre du service public. En cela, Blanco est donc rigoureusement conforme à la jurisprudence traditionnelle antérieure. Enfin, la question de la gestion privée est abordée par David qui finit par l’écarter mais qui esquisse déjà l’idée que tout service public n’entraîne pas nécessairement l’application du droit administratif.
Que reste-t-il de l’arrêt Blanco ?
Le travail de Chapus a permis de désacraliser l’arrêt Blanco et la portée qui avait été associée à cet arrêt. Pour autant, sa place dans l’histoire du droit administratif ne doit pas être niée : Blanco reste l’arrêt qui fonde le régime de responsabilité pour faute de l’Etat, tout comme c’est à partir de lui que se sont développés les écrits doctrinaux qui ont permis de construire la notion de service public, finissant par lui donner une place à part entière au sein du droit administratif. Chapus lui-même a étudié le service public en lui donnant une place nouvelle, purgé du mythe de l’arrêt Blanco, en le rattachant à la notion d’intérêt public et en faisant la finalité de l’action administrative. Il est toutefois acquis que le principe d’autonomie du droit administratif ne découle pas de cette notion de service public. La question du critère du droit administratif, largement débattue[18], est aujourd’hui plutôt rattachée à la notion de puissance publique, ou encore à la dichotomie gestion publique/gestion privée.
Bien que déchargé de cette signification, le mythe de l’arrêt Blanco subsiste dans sa fonction pédagogique, dès lors qu’il demeure « une de ces images fondatrices, polarisant les croyances et condensant les affects, sur lesquels prend appui l'identité collective »[19] et permet ainsi de présenter une image cohérente du droit administratif, essentielle à son enseignement.
Charlotte Pouyet et Marie-Charlotte Rivière
[1] TC, 8 février 1873, Blanco Rec. Lebon p. 61
[2] B. Plessix, Droit administratif général, Lexis Nexis, 2016.
[3] M. Waline, Traité élémentaire de droit administratif, 1951, p.60.
[4] J. Rivero, « Hauriou et l’avènement du service public », Mélanges Mestre 1956
[5] CE sur conflit, 6 décembre 1855, Rothschild c. Larcher et administration des postes, Leb. p. 707.
[6] Voir sur ce point l’arrêt CE, 6 août 1861, Dekeister, lequel effectue une relecture de la loi des 16 et 24 août 1790 comme des loi de dévolution permettant de retenir la compétence du juge administratif pour des affaires mettant en cause des actes administratifs pris pour l’exécution des services publics
[7] Henrion de Pansey, 1827, De l’autorité judiciaire en France : « le pouvoir administratif statue sur les rapports des citoyens avec l’Etat, sur les difficultés qui se décident par la loi politique et qui intéressent le gouvernement comme gouvernement »
[8] J-B Sirey, Du Conseil d’Etat, 1818 ; voir aussi Macarel 1818, Éléments de jurisprudence administrative, 1818 : « toutes les matières qui intéressent l’ordre public, où l’administration agit seule par voie d’autorité, et où elle a pleine science, pleine propriété, plein pouvoir, appartiennent à l’administration »
[9] M. Hauriou, « Droit administratif », Répertoire du droit administratif, Recueil Béquet, tome XIV, 1897
[10] G. Bigot, « Les mythes fondateurs du droit administratif », RFDA, 2000, p.527
[11] R. Chapus, Droit du contentieux administratif, n°38
[12] Conclusions Romieu sur CE, 6 février 1903 Terrier Rec. p. 94 ; Conclusions Teissier sur CE, 29 février 1908 Feutry, Rec. p. 208 ; Conclusions Pichat sur CE 4 mars 1910 Thérond Rec. p. 193
[13] CE, 31 juillet 1912, arrêt Société des granits porphyroïdes des Vosges puis TC 22 janvier 1921, Société commerciale de l'Ouest africain, Rec. p. 91 confirmé par TC, 11 juillet 1933, Dame Mélinette, Rec. p. 1237
[14] CE, du 10 juin 1921, Monségur, Rec. p. 573
[15]C. Eisenmann, Sur le degré d’originalité du régime de la responsabilité extra contractuelle des personnes publiques, La Bibliothèque DALLOZ 2013
[16] H. Moussa, Le droit administratif de René Chapus, in Mélanges René Chapus, 1999, p.455-482.
[17] TC, 11 janvier 1873, Joannon, Denave et autres, Rec., 1er suppl. p.20, 2ème esp., rendu sur les conclusions de David ; TC, 25 janvier 1873, Planque et Papelard, Missions africaines, Rec., 1er suppl., p.44 ; TC, 8 février 1873, Dugave et Bransiet, Rec., 1er suppl., p.70.
[18] Voir not. J. Rivero, « Existe-t-il un critère du droit administratif ? », Revue du droit public et de la science politique en France et à l'étranger, 59e année, 1953, p. 279-296.
[19] J. Chevallier, Le service public, Presses Universitaires de France, 2012
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