LE VOTE DU 1ER OCTOBRE 2017 EN CATALOGNE​
Par Matthieu Febvre-Issaly
Le débat public qui a suivi le vote catalan du 1er octobre dernier a été marqué par une grande confusion, dont nous estimons qu’elle est produite par l'amalgame de deux notions que nous nous proposons de distinguer et de questionner, la légalité et la légitimité, c’est-à-dire le respect de l’ordre juridique d’un côté et le respect de la volonté démocratique de l’autre. C’est leur équilibre au sein d’une société démocratique, qui plus est jeune comme en Espagne, qui fait problème.
Après l’Ecosse au sein du Royaume-Uni, le Royaume-Uni au sein de l’Union européenne, c’est au tour de la Catalogne de s’insérer dans une perspective de sécession qui paraît sans fin. L’idée de désintégration européenne vient à l’esprit. La construction européenne a pourtant été élaborée comme le cadre pacifié d’un progrès démocratique, avec pour illustration notable la Constitution espagnole de 1978. Sous l’égide d’une monarchie voulue par Franco - ce fut peut-être une faute originelle - elle consacrait un Etat démocratique, uni après la guerre civile et la dictature ; uni, aussi, face aux indépendantismes basque et catalan. Elle procéda d’un compromis original en mettant en place un Etat régional sans fixer de découpage territorial. Cet « open model (1) » a ouvert un processus d’autonomisation progressif avec des degrés divers, stabilisé dans les années 2000. Le désir indépendantiste catalan qui s’est formé politiquement dans les années 1970 a poussé à l’adoption d’un statut autonome en 2006, faisant de la Généralité l’une des deux régions les plus autonomes au sein de l’Etat espagnol - qui reste unitaire, avec un Etat, une Constitution, et une seule nation comme l’a rappelé le Tribunal Constitutionnel espagnol dans sa sentence 31/2010.
Cela n’a pas arrêté les appels à l’autodétermination, que nous définirons ici comme la « détermination du statut politique d’un territoire par la population de celui-ci (2) ». Cette notion évoque autant la population d’un territoire restreint au sein d’une plus large entité juridique - c’est le sens dans lequel est utilisé le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes - que le peuple d’un pays entier, coïncidant avec l’entité juridique qu’est l’Etat, et c’est alors l’idée qu’un peuple décide de son destin commun. L’idée essentielle de cette définition, celle qui fait de l’autodétermination l’une des idées centrales de la démocratie, est l’autonomie. C’est d’elle que découle la souveraineté populaire (3). Ces notions très proches fonctionnent ensemble : il y a là une imbrication, qui suppose qu’il existe un peuple et que ce peuple a participé à un contrat social, dont la Constitution serait à la fois le résultat et la garantie des termes. Cela implique une entente entre les individus, dans une perspective consensualiste ou délibérative, entente que concrétisent des techniques juridiques comme celle du référendum, ce « procédé par lequel les citoyens votent pour adopter directement une décision qui est généralement une norme en répondant par oui ou non à une question (4) ».
C’est ce procédé qui semble avoir été utilisé lorsqu’a eu lieu le 1er octobre 2017 un vote sur l’indépendance de la Catalogne, en vertu d’une loi adoptée le 6 septembre 2017 par le parlement de la Généralité, et portée par la coalition indépendantiste qui a obtenu la majorité des sièges au parlement catalan aux élections de 2015. Avec une participation de 42,3%, les votants ont répondu « oui » à l’indépendance catalane à 90%. Pourtant, le gouvernement espagnol a refusé de reconnaitre un vote que le parlement catalan n’avait pas le droit, constitutionnellement, d’organiser. Il ne s’agit pas ici d’étudier le désir sécessionniste des indépendantistes mais le vote lui-même, ce « terremoto institucional, cívico y político (5) ». Il questionne les concepts juridiques que nous avons définis et la logique apparemment évidente de leur imbrication ; il questionne, plus largement, la délimitation de l’espace - l’ordre juridique - dans lequel ils se déploient, espace que consacre et protège le texte constitutionnel. La complexité de la situation émerge du frottement entre ces considérations juridiques et l’expérience vécue par les votants, qui ont vu la juridicité de l’opération à laquelle ils ont participé contestée.
Le débat public qui a eu lieu a été marqué par une grande confusion, dont nous estimons qu’elle est produite par l'amalgame de deux notions que nous nous proposons de distinguer et de questionner, la légalité et la légitimité, c’est-à-dire le respect de l’ordre juridique d’un côté et le respect de la volonté démocratique de l’autre. C’est leur équilibre au sein d’une société démocratique, qui plus est jeune comme en Espagne, qui fait problème. Notre thèse est que la situation catalane a été l’occasion d’une confrontation violente de deux légalités, rendant impossible la recherche de consensus qu’implique l’existence d’une société démocratique (I), mais que la notion plus substantielle de légitimité permet de réduire ce conflit (II).
I. Un équilibre introuvable entre deux légalités en conflit
Il y a dans le débat public sur la situation catalane une confusion dans la définition des notions en jeu, qui peut être liée à la brutalité du conflit lui-même.
A. L’insuffisance de la terminologie référendaire
Le vote du 1er octobre a été qualifié de référendum par la loi adoptée par le Parlement catalan, par le gouvernement indépendantiste de la Généralité catalane, et par la quasi-totalité des acteurs qui ont abordé la question dans l’espace médiatique. Or, si l’on définit le référendum comme une technique juridique, ce vote n’en est pas un. La Constitution de 1978 permet au roi d’organiser un référendum sur proposition du gouvernement, mais rien de tel n’est permis aux Communautés. Le statut de 2006 prévoit certes l’organisation de consultations locales, mais celles-ci doivent porter sur une question relevant du domaine de compétence de la Généralité. Nul besoin d’une exégèse des textes concernés pour comprendre que la région autonome d’un Etat régional ne dispose pas de la compétence de la compétence qui lui permettrait d’organiser un vote portant sur l’organisation constitutionnelle de cet Etat.
Il est évident qu’imposer le terme de référendum est stratégique pour les indépendantistes. Il fait apparaitre le refus d’en reconnaitre le résultat par le gouvernement espagnol comme un déni de démocratie. Il est tout aussi stratégique pour les institutions de l’Etat espagnol de rejeter cette conception. Un référendum avait été organisée le 4 novembre 2014 par un décret de la Généralité, annulé par le Tribunal constitutionnel : le président Arthur Mas avait reconnu la décision et fait du vote une simple consultation, comme l’autorise le statut de 2006. De même en octobre dernier, le jour même du vote, le Premier ministre espagnol Mariano Rajoy a déclaré qu’il n’y avait pas eu de référendum en Catalogne (6). Que s’est-il donc passé ce 1er octobre 2017, lorsque des citoyens sont allés voter, selon toutes les apparences d’un vote démocratique ? Si l’on s’en tient au texte qui organise les pouvoirs sur le territoire de l’Etat espagnol, il ne s’est rien passé.
B. Une sortie assumée de la légalité espagnole
Les deux camps qui apparaissent dans le débat public (7), d’un côté le gouvernement espagnol et d’un autre le gouvernement catalan, s’appuient sur la notion de légalité. Mais ce n’est pas la même de part et d’autre. Anthony Sfez (8) montre que l’indépendantisme catalan a été structuré depuis les années 1970 par la dialectique de deux courants, l’un modéré qui souhaitait engager un processus d’autodétermination à l’intérieur du cadre constitutionnel espagnol, l’autre radical qui souhaitait rompre avec l’ordre constitutionnel catalan. La loi du 6 septembre serait le résultat de la victoire des radicaux : elle prône une légalité catalane propre.
On peut critiquer cette idée de Sfez de deux ordres de légalité qui coexisteraient, en ce qu’elle consiste à renvoyer dos-à-dos deux acteurs ; or, il ne suffit peut-être pas de déclarer l’existence d’un ordre de légalité pour qu’il existe. En d’autres termes, il est certes possible de concevoir un ordre de légalité espagnol qu’aurait violé la loi de septembre (c’est la première proposition de Sfez), mais cela ne veut pas dire que cette sortie d’un ordre de légalité en crée un autre parallèle (c’est la seconde proposition, qu’impliquerait la première selon Sfez). Cela peut simplement vouloir dire que le phénomène sort du domaine du droit, pris dans son sens positif ; mais où se situe-t-il alors ? À quoi ont participé les citoyens qui sont allés voter, accomplissant un acte que l’on peut qualifier de démocratique ?
On voit bien que considérer le problème sous l’angle de la légalité renvoie deux responsabilités dos-à-dos et ne dit rien de la réalité de l’expérience vécue par les catalans.
II. L’Etat de droit espagnol à l’épreuve d’un conflit démocratique
La revendication de l’indépendance est d’ordre démocratique. Néanmoins, la démocratie suppose un conflit pacifié, qui permette non pas le consensus mais la recherche d’un consensus.
A. Un processus démocratique pensé contre l’Etat espagnol
L’invocation d’une légalité contre une autre dans le discours indépendantiste cache une stratégie de sortie de la légalité, nous l’avons vu. C’est plus largement un discours dirigé contre l’Etat espagnol. L’indépendance est communément associée à la révolution, c’est-à-dire à un renversement de l’ordre établi qui impliquerait une sortie de la légalité. C’est ainsi que dans sa Doctrine du droit (9), Kant a estimé que toute révolution était injustifiable, impensable comme objet juridique, car elle était une rupture de l'idée même de droit. Les partisans de l’indépendance catalane, lorsqu’ils assument clairement l’illégalité du vote du 1er octobre, y voient un passage obligé vers l’émancipation (10). La répression policière ordonnée par le gouvernement de Madrid a renforcé cette perspective révolutionnaire et donné lieu à des comparaisons avec le franquisme (11).
De manière plus positive, les indépendantistes qui ont admis l’illégalité du vote l’ont justifié en invoquant la démocratie, qui consisterait alors seulement à accomplir l’acte de voter (12). Nous pouvons reformuler l’opposition entre légitimité et légalité en admettant que le droit à l’autodétermination relève d’une exigence démocratique radicale, qui s’opposerait à l’Etat de droit, c’est-à-dire à une conception procédurale et individualiste de la démocratie. C’est de la capacité même du droit à enregistrer et encadrer les désirs populaires dont il s’agit. On peut trouver un exemple à ce processus dans l’histoire constitutionnelle française : lorsqu’en 1958 une nouvelle Constitution est adoptée et institue la Ve République, c’est en s’appuyant seulement sur une procédure de révision de la Constitution de la IVe République. Il semble logique qu’une Constitution ne prévoit pas son propre effacement, de la même manière qu’un système juridique n’inclut pas les règles qui permettent de changer de système. C’est le vote populaire d’un référendum qui a légitimé, après coup, la Ve République née dans l’illégalité. Kant estimait ainsi qu’il faut, lorsque la révolution réussit, se soumettre au nouvel ordre qu’elle installe.
B. Entre unité et sécession, la démocratie comme recherche de compromis
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Le discours des opposants à l’idée d’un référendum repose sur une peur : la reconnaissance d’un droit à l’autodétermination des populations installées dans des partitions du territoire d’un Etat serait faire risquer une sécession sans fin. L’argument porte d’autant plus en Espagne où l’unité est souvent vue comme un acquis précieux après la dictature franquiste (13). La Constitution de 1978, on l’a vu, permet aux régions des degrés divers d’autonomie. Mais jusqu’à quel point est-il possible de faire varier l’autonomie tout en restant dans la forme unitaire que consacre la Constitution ? Jusqu’où un désir populaire légitime, s’il est attesté, peut-il étirer la légalité sans la briser ? Pour empêcher ce risque, on peut ne reconnaitre qu’une seule nation comme l’a fait le Tribunal espagnol en 2010, ou un seul peuple comme l’a fait le Conseil constitutionnel français dans une jurisprudence constante. C’est barrer la route à toute velléité sécessionniste. Mais cela n’est d’aucune utilité lorsque le processus sécessionniste est aussi avancé qu’il l’est en Catalogne aujourd’hui.
La question s’est posée en des termes similaires au sein de l’Etat fédéral canadien avec l’indépendantisme québécois (14). Comme en Espagne, la Constitution ne permet pas de référendum à un autre niveau que national. Un vote a été organisé au Québec puis annulé en 1995. Dans un avis célèbre de 1998, la Cour suprême du Canada a estimé qu’il ne fallait pas se restreindre à la lettre du texte mais considérer les principes qui régissent l’ordre constitutionnel ; ainsi la sécession n'était pas impossible au sein de l’ordre constitutionnel canadien - elle n’est pas une fragmentation dangereuse pour l’Etat de droit dirions nous - mais devait respecter ces principes substantiels. Cette interprétation consensuelle fait penser à la théorie de la démocratie délibérative élaborée par Jürgen Habermas afin de sortir de l’opposition entre la démocratie procédurale et individualiste de l’Etat de droit et une démocratie plus exigeante et radicale ; la garantie des droits qui permet la délibération implique de respecter le droit, contre l’idée que le peuple pourrait s’opposer à l’ordre légal (15). C’est le seul moyen d’envisager une solution à la crise catalane en restant dans l’Etat de droit espagnol, c’est-à-dire une solution du point de vue du droit.
Matthieu Febvre-Issaly
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(1) Ruiz Robledo Agustín, Constitutional Law in Spain, Wolters Kluwer, 2012, p. 149.
(2) Cornu Gérard, Vocabulaire juridique, P.U.F., 9ème édition, 2011, entrée « référendum ».
(3) Cohendet Marie-Anne, Droit constitutionnel, LGDJ, éd. 2015, p. 74.
(4) Ibid., p. 101.
(5) Cebrián Juan Luis, « El régimen del 78 », El País edición Europa du 28 Octobre 2017.
(6) Lemonde.fr (rédaction), « Référendum sur l’indépendance en Catalogne : le oui l’emporte dans un climat de violence », Lemonde.fr, mis en ligne le 1er Octobre 2017. Pour consulter en ligne : cliquez ici
(7) La réalité est bien sûr plus diverse : il faudrait inclure dans l’heuristique de la situation catalane les institutions politiques ou judiciaires, les acteurs sociaux aux intérêts souvent contradictoires au sein d’un même prétendu camps, la pluralité des opinions, etc.
(8) Sfez Anthony, « Crise catalane : qui a suspendu quoi ? », Juspoliticum, « JP blog », mis en ligne le 18 septembre 2017. Pour consulter en ligne : cliquez ici
(9) Kant Emmanuel, Métaphysique des moeurs (1797), Vrin, 2011, Doctrine du droit, II. §49.
(10) Sur l’idée d’un déni de démocratie dans l’invocation de l’argument légal, voir par exemple Benjamin Dionne et Alexis Hudon, « Catalogne: quand la primauté du droit a le dos large », Le Devoir, mis en ligne le 3 novembre 2017. Pour consulter en ligne : cliquez ici
(11) Sur une « montée aux extrêmes » des dirigeants indépendantistes, voir Pellistrandi Benoît, « Le dérapage catalan », Telos, mis en ligne le 3 Octobre 2017. Pour consulter en ligne : cliquez ici
(12) Pour Ricardo Dudda, « para muchos independentistas catalanes, el referéndum ilegal del 1 de octubre es un acto democrático porque consiste en introducir una papeleta en una urna. » Dudda Ricardo, « El voto expresivo de la independencia », Letras Libres, mis en ligne le 15 septembre 2017. Pour consulter en ligne : cliquez ici
(13) Luisgé Martín, « El fracaso de mi generación », El País edición Europa du samedi 28 Octobre 2017.
(14) Weil Patrick, « Tournons-nous vers le Québec et le Canada pour répondre à la crise catalane », Le Monde du 31 octobre 2017.
(15) Colliot-Thélène Catherine, « La démocratie : entre libéralisme et radicalité », Esprit, Aout-septembre 2015.
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Décisions
Supreme Court of Canada, Reference re Secession of Quebec, [1998] 2 SCR 217. Pour consulter en ligne : cliquez ici
Tribunal Constitutional de España, Sentencia 31/2010 de 28 de junio de 2010, «BOE» núm. 172, ref. BOE-A-2010-11409. Pour consulter en ligne : cliquez ici
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